Julie Owono: «L'Internet gratuit de Facebook n’est pas une aubaine pour l’Afrique»
Publié le vendredi 09 septembre 2016, 19:10 - Regards Libres - Lien permanent
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C'est l'un des hommes
les plus influents et les plus riches du monde. La semaine dernière,
Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, a fait sa première tournée en
Afrique. Il s'est arrêté au Nigeria et au Kenya. Officiellement, il
est venu à la rencontre des startup africaines.
Mais en réalité, le jeune tycoon américain
vise un milliard de nouveaux clients. Explications de l'avocate Julie
Owono, du bureau Afrique de l'ONG «Internet sans frontières». Elle
répond aux questions de RFI.
RFI : Pourquoi cette première tournée africaine de Mark Zuckerberg ?
Julie Owono : La
tournée africaine de Mark Zuckerberg coïncide
certainement avec son objectif et son projet actuel qui est celui de
participer à la connectivité du prochain milliard d’internautes
du monde à travers notamment son service, le service de sa société
Free Basics qu’on appelle aussi Internet.org. L’idée de ce
service est de fournir internet gratuitement aux plus démunis de la
terre, ce qui parait de prime abord excellent et très louable.
Pourtant nous pensons que l’enfer est pavé de bonnes intentions et
dans le cas de Free Basics il y a au moins deux tromperies sur
lesquelles il faut insister. La première c’est que Facebook ne
propose pas un accès gratuit à internet à travers Free Basics,
c’est à dire un accès à tout le savoir créé et constitué par
l’humanité jusqu’à présent, mais simplement à Facebook, d’une
part, et surtout à d’autres sites de base que Facebook aura
présélectionné. La deuxième chose sur laquelle nous pensons qu’il
y a tromperie, c’est évidemment la question de la gratuité. Il y
a un adage bien connu qui dit que si un produit est gratuit, c’est
que c’est vous la marchandise. Et en l’occurrence, effectivement,
la question des données personnelles de ceux qui utilisent Free
Basics se pose. Quand vous souscrivez ce service-là, vous acceptez
que Facebook partage vos données personnelles avec des tiers. Or, on
ne sait pas qui sont ces tiers. Tout ceci concourt à dire
qu’évidemment, Free Basics n’est pas une bonne aubaine pour les
pays africains. Et d’ailleurs, on se souvient que plus tôt cette
année cette même proposition
avait été refusée par le gouvernement indien, après
que celui-ci ait été convaincu par une note des membres de la
société civile, qui se sont tous accordée à dire qu’aussi bien
sur le point de la vie privée - les données personnelles - que sur
la question de la neutralité du net, c’est-à-dire le fait de ne
pas choisir quel contenu sera délivré à un utilisateur d’internet,
sur ces deux points-là l’entreprise Facebook ne proposait pas un
service qui corresponde à l’architecture et à la philosophie
d’internet.
Alors je crois que sur ce fameux produit Free Basics, qui est censé être gratuit, les produits Google comme YouTube ne sont pas gratuits. C’est ça ?
Ce qui n’est
absolument pas surprenant puisque Google et Facebook se mènent une
guerre commerciale en ce moment sur le continent africain, qui est
effectivement le continent où l’on espère facilement connecter le
prochain milliard.
Vous dites que Facebook et Mark Zuckerberg veulent obtenir les données personnelles d’un milliard de nouveaux internautes africains, sans doute de partager ces données personnelles avec des annonceurs publicitaires, mais est-ce que Facebook et Zuckerberg ne font pas déjà cela pour des centaines de millions d’Américains et d’Européens ?
Oui, mais en Europe par
exemple, désormais il y a eu un règlement européen qui prévoit,
qui impose à ces entreprises-là – en tout cas, ça a été
l’objet de discussions – que les données personnelles des
Européens soient stockées dans des serveurs qui sont situés dans
l’Union européenne. C’est la première chose. Et la deuxième
chose c’est que l’Union européenne impose à ces opérateurs
économiques américains de respecter la législation en vigueur sur
la protection des données personnelles. C’est ce même
mouvement-là qui devrait être impulsé sur le continent africain et
qui malheureusement n’existe pas pour l’instant puisque toutes
ces entreprises-là viennent, signent des contrats, rencontrent les
chefs d’Etat comme ce fut le cas de monsieur Zuckerberg avec
monsieur Buhari, le président du Nigéria, sans qu’à aucun moment
ces questions-là ne soient posées. Or, la question des données
personnelles ce n’est pas simplement une question qui concerne
l’individu. Ça concerne l’Etat dans son ensemble et ça concerne
in fine des questions de souveraineté. Quand vous laissez à une
entreprise privée le pouvoir de savoir ce que vos citoyens pensent,
ce qu’ils mangent, où ils vont, avec qui, pourquoi… Vous
imaginez bien le pouvoir que ça donne à une entreprise privée, qui
de fait se retrouve beaucoup plus puissante que l’Etat.